« A Study in Pink ».En temps normal, Clive aurait arqué un sourcil et eu une grimace amusée à la lecture d’un tel titre. Pour peu, il penserait avoir affaire à un récit érotique, mais son métier lui avait appris à ne jamais juger un récit avant de l’avoir lu, et à ne jamais essayer d’en deviner le contenu à partir des quelques mots qui figuraient sur la couverture –ou ici, les quelques mots qui figuraient en haut de la page internet. Après tout, Eugène Ionesco avait bien écrit une pièce de théâtre appelée « la Cantatrice Chauve » et dans laquelle il n’était jamais question d’une telle personne. De son expérience professionnelle, Clive avait tiré un enseignement de poids pour tout lecteur : ne jamais démarrer une lecture avec des préjugés. Il avait appliqué ce précepte durant toute sa carrière et ce faisant acquis une renommée de critique « juste » et même « fair play ».Donc… Soit ! Ce n’était pas une « étude en rose » qui allait le faire changer d’avis.
Comme à chaque fois qu’il se lançait dans la lecture d’un texte, Clive demanda expressément à la secrétaire qui lui était désignée qu’on ne le dérangeât pas, sauf urgence vraiment, vraiment, vraiment urgente. Il détestait être interrompu dans la découverte d’un nouvel ouvrage et se sentait bien capable de décapiter quiconque viendrait le troubler dans son exercice à coups de marque-pages. Après avoir donné ses instructions, il ferma la porte derrière lui, s’installa derrière son bureau, chaussa ses lunettes et entama la lecture de ‘A Study in Pink », sur le blog du Docteur John Watson.
Lorsque son rédacteur en chef l’avait convoqué dans son bureau pour lui demander d’écrire un article sur ce blog, Clive s’était montré sceptique. Il préférait nettement des livres en papier à un support informatique, mais son patron avait beaucoup insisté et il avait finalement accepté. Jamais il ne s’était douté de ce qui l’attendait dans ces récits. Il s’y plongea cependant avec la même détermination qu’il mettait pour chaque texte qui tombait sous ses yeux.
Mais plus il avançait dans le récit, plus son intérêt grandissait, plus il s’y absorbait. « A Study In Pink » s’était révélé être en réalité un récit policier, mais d’un genre si inhabituel et singulier que Clive était proprement captivé. Non que la prose littéraire du Docteur Watson mérite un prix Nobel –encore que, pour un médecin, ce texte fictionnel était tout à fait remarquable- mais l’intrigue et surtout les personnages étaient d’une richesse que Clive avait rarement trouvé chez d’autres auteurs. Au point que Clive finit par s’interroger sur leur réalité…
Lorsqu’il arriva au bout de sa lecture, à la fois ravi et extrêmement perplexe, Clive resta enfoncé dans son fauteuil, bras croisés, pensif. Oui, ces personnages avaient une certaine réalité qui ne manquait pas d’intriguer le critique. Il fallait dire que ce Watson avait écrit cette histoire d’une manière très particulière. Ca ressemblait plus à un journal intime –d’ailleurs les textes étaient publiés sur un blog- qu’à un récit de pure fiction. A aucun moment le docteur n’avait nié l’existence de ses personnages ou fait allusion à une quelconque invention de sa part. Il s’était lui-même posé comme personnage et se peignait comme le nouveau colocataire de ce Sherlock Holmes, le protagoniste. Personnage extrêmement intéressant que ce Holmes, par ailleurs. Clive n’avait jamais rencontré d’homme comme lui, dans la littérature comme dans la réalité. Sa personnalité si particulière, ses méthodes d’investigation et ses manies pour le moins étranges, ces répliques cyniques et percutantes qu’il lâchait à tout bout de champ… Soit Watson était un génie pour avoir créé un personnage pareil, soit… Soit Holmes n’était pas un personnage de fiction. Clive consulta sa montre, puis fixa encore son écran quelques minutes. Brusquement, il se redressa et ouvrit une nouvelle fenêtre internet avant d’entrer une adresse dans la barre de recherche. Un site s’afficha, plongeant Clive dans une excitation plus grande qu’il ne l’aurait reconnu. Le site internet « La Science de la Déduction » existait bel et bien ! Devait-il en conclure que Holmes existait aussi ? Non, songea-t-il. Watson aurait très bien pu créer cet autre site internet pour faire croire cela à ses lecteurs. Après tout, Hercule Poirot avait bien eu sa chronique funéraire dans le Times après la parution de « Poirot Quitte la Scène ». Donc, même si ce site encourageait dans ce sens, il ne constituait pas une preuve.
Clive réfléchit encore quelques instant. Pour cet homme-là, il était très rare de s’intéresser à autre chose qu’à ses livres bien aimés. Alors pour une fois que son attention était titillée, il n’allait pas laisser la piste se refroidir comme ça. Et si… ?
Clive regarda son téléphone, encore hésitant. Puis une réplique de « A Study in Pink » lui revint en mémoire.
"I'm not a psychopath, I'm a highly functioning sociopath. Do your research." Alors il ne se posa plus de question et s’empara du téléphone. Un homme capable de répliques pareilles, Clive serait un idiot de ne pas résoudre le mystère de son existence !
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Environ deux semaines plus tard, Clive arriva au bureau après sa pause déjeuner et ouvrit sa boîte mail pour consulter ses nouveaux messages. Immédiatement, son œil en repéra dont l’objet était « Confirmation RDV ». Fébrilement, il cliqua sur le message qui s’ouvrit.
« Mr Collins,
Votre lettre m’est parvenue hier. Je vous propose un rendez-vous cet après-midi, quinze heures à mon domicile au 221b Baker Street.
S. Holmes. »Un sentiment de jubilation s’empara de lui. Il répondit aussitôt :
« Mr Holmes,
Merci d’accéder à ma requête. Je serai à votre domicile à l’heure que vous avez fixée.
Clive Collins. »Il rejeta la tête en arrière, ravi de la tournure que prenaient les choses. Il jeta un coup d’œil rapide à sa montre et constata qu’il avait encore une bonne heure devant lui. Baker Street n’était pas loin de son lieu de travail, il avait donc tout le temps pour s’y rendre. Il éteignit son ordinateur et s’empara de sa veste, quitta son bureau en lançant à la secrétaire d’annuler tous ses rendez-vous de l’après-midi et sortit dans la rue. Comme il faisait beau, il décida de se promener un peu dans le quartier en attendant l’heure fatidique, histoire de se dégourdir les jambes et de se préparer à cette rencontre. Qui allait-il rencontrer ? Le Docteur Watson se faisant passer pour son héros ? Un comédien ? Sherlock Holmes en personne ? Il attendait avec impatience le dénouement final de cette petite énigme qui l’obsédait depuis la lecture du blog du médecin, énigme pour laquelle il avait été obligé d’en mettre une autre sur pied… Ce qui l’avait beaucoup amusé, il fallait le reconnaître.
A quinze heures moins cinq, il se présenta au 221b Baker Street. Lorsqu’il sonna, une dame qu’il identifia comme Mrs Hudson –en se remémorant les écrits de Watson- lui ouvrit et l’avertit que Mr Holmes était absent, mais qu’il allait bientôt rentrer. Il avait laissé la consigne de l’introduire dans l’appartement, donc si il voulait bien la suivre… Clive se plia docilement à la requête de la logeuse, et se retrouva seul dans le salon de l’intriguant détective. Curieux, il observa attentivement autour de lui, notant certains détails qui lui rappelaient de façon frappante les descriptions que Watson avait faites de l’appartement. En croisant son reflet dans un miroir, il s’aperçut qu’il avait toujours ses lunettes sur le nez et les retira avant de les glisser dans sa poche. Puis il attendit, jusqu’à ce que la porte d’ouvre. Il se retourna et regarda attentivement le nouvel arrivant.
"Mr Sherlock Holmes ?"