"Hey Ben ! Y a Lestrade qui te ch...
- Oh merde !"

Branle-bas de combat dans la petite pièce : plusieurs agents se firent bousculer au passage mais il n'était plus temps de s'attarder pour s'excuser. Scotland Yard : Laboratoire d'informatique et autres nouvelles technologies. Il était 16h50, soit exactement 40 minutes avant la fin du service de Ben. Il était rare qu'il reste jusqu'à la fin s'il n'y avait rien de nouveau mais pour une fois, il avait pris la bonne résolution de ne pas pointer avant les 17h30 fatidiques. Déjà suffisamment d'heures à rattraper comme ça. Il était donc venu filer un coup de main sur l'épluchage de plusieurs vidéos de surveillance, à la recherche d'un hypothétique échange de deux valises au milieu d'une gare. Scruter les différentes images qui s'affichaient sur le moniteur pendant de longues heures n'était facile pour personne, et la conversation avait eu tôt fait de dériver sur le tournoi de poker prévu pour le week-end. Assis à califourchon et accoudé au dossier de son fauteuil qu'il s'amusait à faire tournoyer, Ben n'était pas en reste, évidemment. En somme, un après-midi fastidieux mais pas désagréable. Le silence était revenu depuis quelques minutes déjà quand le blond (mais sans la chaussure noire) avait pouffé de rire tout en trempant un biscuit dans sa traditionnelle tasse de thé du goûter (tasse qu'il n'avait absolument pas le droit de ramener ici mais passons, on avait abandonné depuis longtemps l'idée de faire entrer une nouvelle règle dans sa tête de pioche) :

"J'ai l'impression de jouer à Où est Charlie, pas vous ? Puis s'interrompant brusquement. Hey, regardez ! Le gars en blouson bleu, il est louche, non ?"

Zoom sur le dit suspect. Malheureusement, le jeune homme n'aurait jamais le fin mot de l'histoire car c'était ce moment qu'avait choisi un collègue pour entrer, et le prévenir de la catastrophe à venir. Comme piqué aux fesses, Ben avait bondit de sa chaise, protégeant sa tasse d'une main pour ne pas tout renverser, et avait filé sans demander son reste.

Le jeu du chat et de la souris, version remastérisée pour le Yard... Aujourd'hui, en exclusivité et rien que pour vous mesdames et messieurs, dans le rôle du félin grisonnant mais néanmoins retors, Gregory Lestrade, inspecteur de son état, apparemment décidé à ne pas se laisser avoir une fois de plus par ses feignants d'employés. Dans le rôle du rongeur casse-burnes (qui aurait aussi bien pu être un canari très agaçant)... Non, pas Jerry, le fameux collègue qui se faisait déjà suffisamment vanner comme ça, mais un espèce de blondinet excentrique, peu coopératif à l'idée de devoir se taper tout son retard administratif accumulé depuis quelques semaines.

La vie, c'est pas un cartoon. Sauf quand on s'appelle Benny.

Alors qu'il avançait à pas de loup et l'oreille aux aguets, il crut entendre une voix aux accents familiers lui parvenir de la gauche, et accéléra donc le rythme pour bifurquer en toute logique de l'autre côté. Il fallait semer le matou ! Tomber nez à nez avec la porte de la salle de repos lui tira un sourire en coin : ça lui donnait une idée. Jetant un coup d'œil à l'intérieur, il constata qu'elle était vide. La voix derrière lui se rapprochait... il fallait faire vite, et il abandonna sa tasse à moitié pleine de thé et de miettes dans l'évier, avant de disparaître par l'autre porte de la pièce qui donnait sur un couloir parallèle. Hinhin, quel machiavélisme. Une trace de son passage puisqu'il était le seul à manger ses gâteaux ainsi, mais aussi une preuve de son départ des locaux puisqu'il laissait systématiquement son mug sale en prétextant un bus à choper. S'il voyait ça, peut-être que le chef abandonnerait ses recherches, et lui n'aurait qu'à rester terré quelque part jusqu'à 17h30 pour ne pas se faire choper. Jetant un coup d'œil prudent au coude qu'il abordait, histoire de vérifier que la voie était libre, Ninja-Ben, toujours beaucoup plus productif en plan diabolique pour éviter de bosser que pour les tâches qu'il jugeait ennuyeuses, se glissa dans le couloir désert, sans pouvoir s'empêcher de fredonner la musique de mission impossible. Il ne lui restait plus qu'à trouver une planque... Comme la porte de l'ascenseur était en train de s'ouvrir sur un groupe d'agents en grande conversation, les bras plein de dossiers, il s'engouffra rapidement dans la cage d'escalier et dévala les marches, guilleret.

Innocent souriceau qu’il était, Ben ne se doutait pas de l’effroyable piège qui s’était mis en place autour de lui sans qu’il en ait conscience. Il gambadait dans l’escalier –désert, personne ne passait jamais par là à moins d’y être obligé-, ravi de son petit tour de passe-passe, songeant vaguement à sa prochaine planque mais surtout, à ce qu’il pourrait faire de sa soirée après avoir fuit le Yard. Comme quoi, il ne devait pas être doté d’un sixième sens très développé car à aucun moment, il ne se douta qu’il était en train de se jeter dans les griffes de ce gros matou vicieux… Encore beaucoup à apprendre de ses cartoons adorés ! S’il avait vraiment maîtrisé le sujet, c’est avec un bâton de dynamite ou une enclume qui s’il se serait débarrassé du gêneur.

En attendant et pour quelques secondes, les escaliers qu’il fuyait d’ordinaire étaient devenus son nouveau terrain de jeu. Après avoir sauté les marches deux à deux, la dernière volée fut enjambée de trois en trois, jusqu’au final où il se jeta dans le vide pour en sauter six d’un coup, et se tordre à moitié la cheville au passage. Grimaçant alors qu’il massait cette dernière, il boitilla finalement avec un sourire imbécile jusqu’à la lourde porte à battants. Malgré son insouciance, Benny gardait en tête sa mission impossible personnelle et plutôt que d’ouvrir en grand sur l’animation qui régnait toujours au rez-de-chaussée, il s’était approché sur la pointe des pieds, du moins autant que faire se peut quand on avait une cheville endolorie, et avait entrebâillé le battant discrètement en s’appuyant sur la barre de métal qui commandait l’ouverture pour pouvoir avant tout chose jeter un œil. Car oui, quoiqu’on en dise ou que le laisse croire ses habitudes de décérébré chronique, il savait se montrer prudent quand ses fesses étaient en jeu.

Comparé à la cage d’escalier déserte, évidemment, cette partie du Yard était beaucoup plus vivante, d'autant plus que les lieux étaient aussi fréquentés par des civils. A première vue, rien d'inquiétant ou qui changea de l'ordinaire, et Ben s'apprêtait à abandonner sa surveillance pour rejoindre une planque plus tranquille quand il se figea soudain. Il y avait quelque chose de bizarre, et la souris en herbe, museau au vent et moustache frémissante, reniflait enfin le danger. A un détail vraiment stupide mais qu'on apprenait vite à décrypter quand on fuyait ses supérieurs hiérarchiques : l'attitude des autres agents. Il ne voyait pas tout, mais à sa gauche, un angle mort semblait attirer les regards et les saluts polies, voir des pas pressés de dépasser ce coin. Il ne savait pas qui y était, mais ne tenait pas à se faire choper au col, que ce soit par Lestrade ou un autre. Malheureusement, il était obligé de passer par là. Le jeune homme pesa le pour et le contre, réfléchit à la possibilité de remonter dans les étages supérieurs, aux endroits qui pourrait l’abriter pendant encore… une demi-heure d’après sa montre, puis se décida enfin. Avisant un groupe qui arrivait de l’autre côté et qui passerait devant lui avant de traverser la zone sinistrée (comprendre par là le passage devant l’angle mort), l’agent évacua rapidement sa cachette pour se mêler à eux, attrapant au vol les dossiers que portaient une collègue, une petite brune discrète qui avait toujours semblé avoir un peu peur de son exubérance quotidienne.

"Ma pauvre Lizzy, tu vas pas porter tout ça toute seule ! Attend, je t’aide !"

Finalement, la seule planque qu’il avait trouvé, c’était encore de faire semblant d’être très affairé jusqu’à ce trouvait hors de vue. Boitillant au milieu des autres, il évita de regarder vers le coin pour ne pas attirer l’attention… Quoi ? Ça ne marchait pas la technique du « je suis pas là, si je te vois pas, tu me vois pas non plus » ? Il aurait pourtant juré… Enfin, là où il avait eu une brève chance de s’échapper, son plan de la dernière minute fut malheureusement coupé en plein vol… par une cheville, la traîtresse, qui pas tout à fait remise de ses émotions, avait décidé de le faire trébucher puis s’étaler de tout son long au milieu du passage. Question discrétion, c'était raté. Il aurait aussi bien pu se promener avec une des cravates immondes qu'il adorait acheter, quoique jamais pour lui.

"Et merde..." Marmonna-t-il alors que quelques rires s'élevaient autour de lui, nouvellement promu carpette pour le Yard. Relevant un peu le nez du sol, il remarqua, à quelques centimètres de son visage un pantalon qui lui paraissait malheureusement trop connu.

Failed.

Très drôle. Vraiment hilarant. Malgré le fait qu'il soit toujours au sol, le jeune homme pouvait percevoir le demi-sourire amusé, voir un peu moqueur, oui oui il en était sûr, dans les remarques lancées sur un ton pourtant blasé par son supérieur hiérarchique. Autour de lui, les dossiers qui l'avaient accompagné dans sa chute s'étaient dispersés, et certains avaient laissé échapper quelques feuillets qui voletaient encore, pour se ficher de sa tête sans doute. L'une d'elle, dans son plané lent et paresseux, finit par se poser contre son visage, comme pour le narguer. Cette fois, c'est sûr, il avait touché le fond.

"J'fais pourtant une chouette déco."

Heureusement, Ben n'était pas très rancunier, et plutôt bon perdant, quoique parfois assez insolent. Ses vexations s'envolaient vite, balayées par ses aspirations au titre d'illuminé chronique. Si, pendant quelques secondes, il avait arboré une moue boudeuse, le bout de papier venu se poser contre ses lèvres et qui le cacha un instant lui tira un de ses grands sourires dont il avait le secret. Quand il repoussa l'envahisseur en soufflant dessus, c'est une grimace hilare qui se leva vers le commissaire, grimace qu'il s'efforça de ravaler devant la face neutre de Lestrade. Fini de rigoler apparemment. Dommage, car ils étaient bien partis.

"J'arrive commissaire." Répondit-il sagement, le ton démentit par le sourire qui ne cessait de vouloir revenir étirer ses lèvres.

Se relevant souplement, il prit le temps d'épousseter son jean, tout en glissant un clin d'œil complice aux agents qui s'étaient arrêtés pour le regarder se donner en spectacle. Lentement, le trafic reprit, les rieurs se désintéressant vite devant la situation désamorcée pour repartir à leurs propres occupations. Toujours calculateur quand il s'agissait d'échapper à quelques instants de travail pénible supplémentaires, le blondinet prit tout son temps pour ramasser les dossiers, et re-trier les feuilles avant de les confier aux mains de la jeune femme desquelles il les avait chapardé plus tôt. C'était toujours trente secondes de gagner mais il fut bien obligé d'emboîter le pas au patient commissaire qui l'attendait, s'efforçant d'adopter un air contrit.

Les mains sagement croisées dans le dos, il se prit même à rêver, alors qu’il attendait à côté du matou trop malin dans la cabine exigüe, que l’ascenseur se bloque et n’atteigne jamais l’étage supérieur. Ou du moins, qu’elle ne l’atteigne pas avant la fin de son service. La suite de cette rêvasserie, on ne la raconterait pas, le blondinet fantasmant sur à peu près tout entre 18 et 50 balais. Voir un peu plus si bien conservé. Bref. Les portes finirent malheureusement par glisser en silence au bout de quelques trop courtes secondes, et il suivit Lestrade jusqu’à son bureau, attristé d’avance par le programme tout sauf joyeux qui s’offrait à lui. Paperasse, ô paperasse. Pourquoi es-tu donc paperasse. Sans doute arrosée d’un joli savon en plus, mais qu’avait-il fait pour mériter ça ??

Au moins aurait-il droit à une jolie vue. Incapable de rester concentré très longtemps, les yeux du jeune homme avait dérivé de la nuque de son chef (oui, de la nuque !) vers les fenêtres, irrésistiblement attirés par l’activité de l’extérieur, non sans oublier au passage de laisser courir distraitement ses doigts sur le bureau du chef, décalant presque instinctivement de quelques centimètres une pile de dossiers pourtant joliment empilée bien droite. Le chaos l’avait toujours rassuré.

"Vous vouliez me parler, commissaire ?"

Sourire n°46 : gentil et angélique agent. Lestrade ne serait pas dupe, il en était sûr, mais peut-être réussirait-il à adoucir un peu un courroux qu’il redoutait. Il ne se rappelait pas quand il avait rempli ses obligations administratives pour la dernière fois, et ça n'était pas très bon.

Lestrade parlait. De ça, il était presque sûr. Du moins, à la lisière de son champ de vision, loin en périphérie, il lui semblait percevoir un mouvement. C’était donc que les lèvres du chef remuaient. Et il était du coup fort probable qu’elle produise des sons. CQFD. Sauf qu’à l’heure actuelle, ou plutôt à cette seconde précise, il n'en avait strictement rien à battre, toute son attention étant fixée sur la pile de papiers. De nouveau bien droite et perpendiculaire. Enfer et damnation, on se serait cru dans le bureau de Barker à la fin d'une affaire, quand les piles de livres et de dossiers retrouvaient leurs étagères dont elles ressortiraient bien vite…

Comment connaissait-il le bureau de Barker ? Hm. Bon, il lui était peut-être arrivé de déposer ses immondes cadeaux sur la table, brisant ainsi la superbe symétrie à angle droit qui régnait. Mais hey, c’était une charge d’utilité publique ! Qui pourrait survivre longtemps à un ordre aussi impeccable ? Sans lui et le bordel qu’il semait sur son passage, tout le monde serait devenu cinglé depuis bien longtemps au Yard. Et non, l’argument que les choses tournaient très bien avant son arrivée n’entrait pas en ligne de compte. Ni celui que le commissariat n’avait pas besoin de lui pour être en bordel.

En attendant, Girouette Ben avait encore frappé et hypnotisé, il n’écoutait absolument rien des remontrances de son supérieur hiérarchique. Par pur automatisme, il s’assit quelques secondes après lui et si son regard finit par remonter vers le visage de Lestrade, il continua malheureusement sa route vers la fenêtre. S’y arrêta une seconde. Reprit sa progression vers une étagère. La détailla un moment. Reparti vers le tapis. Le scruta attentivement. Etc etc. Au final, si quelques mots du chef avait fini par atteindre ses oreilles, c’était par pur miracle et histoire de donner le change, le jeune homme avait adopté un sourire un peu bêta alors qu’il réfléchissait distraitement à un moyen de se sortir de ce mauvais pas. Heureusement, les questions du commissaire avaient été plus rhétoriques qu’autre chose et son absence de réaction orale n’était pas encore trop choquante, mais à un moment ou un autre, il allait bien falloir par trouver quelque chose à répondre. Croisant les jambes, le jeune homme joua un instant avec ses doigts, hésitant à adopter une attitude parrain de la mafia "tou m’as beaucoup déçou Glegoly" ou agent de la gestapo "nous afons les moyens de fous faire parler !" mais se rendit compte que le moment n’était que peu approprié à ses pitreries et se décida finalement pour aller tripoter le bas de son sweat-shirt comme un gamin penaud.

"Et ben c'est-à-dire que…"

Et comme un miracle tombé du ciel, une sonnerie salvatrice retentit soudain dans le bureau, lui faisait gagner quelques précieuses secondes. C'était le téléphone sur le bureau de Lestrade qui sonnait et, avant même de le bénir, Benny, l'impulsivité incarnée, le décrocha au nez et à la barbe du commissaire. Comment donc ? Bon sens ? Savoir-vivre ? Connais pas.

"Bureau du commissaire Lestrade, j'écoute ! Oui... Hmhmm..."

Exagérément maniéré pour l'occasion, Ben s'était légèrement détourné de Lestrade, croisant une jambe sur l'autre et jouant du doigt dans un fil imaginaire puisque son supérieur savait bien qu'au XXIème siècle, les téléphones ont dépassé le stade de l'archaïsme.

"C'est pour vous." Conclut-il finalement au bout de quelques secondes, tout sucre tout miel, un grand sourire accrochés aux lèvres, comme si on avait pu en douter un seul instant. Confiant le combiné à son chef, l'agent profita du début de la conversation pour réunir la pile de dossiers qui lui incombait et la ramenait vers lui.

"Bon bah j'vais pas vous déranger plus longtemps hein, vous êtes occupé... Y aura bien quelqu'un pour me débarrasser de ça. Ptet Jerry. Il aime bien les trucs chiants, Jerry." Rajouta-t-il très rapidement, assez vite pour espérer que, dans les deux conversations mêlées, Lestrade ne saisisse pas, mais assez distinctement pour qu'on ne puisse pas lui dire plus tard qu'il s'était dérobé une fois de plus sans prévenir.

Déjà, le jeune homme amorçait un mouvement stratégique de repli vers la porte, sa paperasse en équilibre dans les bras, avant de disparaître comme un prestidigitateur.